D’une conſpiration tramée par les Negres, dans l’Iſle de S.
Domingue ; défenſe que fait le Jéſuite Confeſſeur, aux Negres qu’on
ſuplicie, de révéler leurs fauteurs & complices.
On nous a remis deux Lettres. L’une vient du Cap François, Iſle S.
Domingue, & l’autre de la perſonne à qui cette Lettre étoit
adreſſée. Comme cette perſonne connoît parfaitement bien par elle-même
l’état actuel de cet Iſle, nous donnerons ſa lettre la premiere, pour
ſervir d’introduction à la ſuivante. Ce que contiennent ces Lettres eſt
trop important, dans les circonſtances préſentes, pour ne les pas donner
au public. On y verra que les Negres cherchens à ſe rendre maîtres du
pays, en faiſant périr ceux qui le ſont ; que les Jéſuites ſeuls ſont
égargnés, & qu’ils protegent ouvertement ces Negres, en défendant à
ceux qu’on fait mourir de révéler leurs fauteurs et complices. N’eſt-ce
pas ſe déclarer ſoi-même complice, que d’ôter le ſeul moyen d’extirper
cette déteſtable conspiration ?
Voici M. une piéce qui mérite bien de voir le jour, elle eſt de bonne
main & sûre. Vos ſens en ſeront troublés. Eſt-il donc poſſible
qu’il ne ſe commette plus de crime ſur la terre où les Jésuites n’aient quelque
part. Pour conſerver leur Colonie dans le Maragnan, ils conſeillent à
leurs Sujets d’aſſaſſiner tous les Blancs, & de leur couper la tête,
& ils leur en donnent l’abſolution. Pour ſe rendre maîtres de celle
du Cap, ils protegent les empoiſonneurs, & menacent les
coupables de la damnation éternelle s’ils révelent leurs complices. On
les ménage parce qu’on craint qu’ils n’excitent une révolte. On les
ſoupçonne d’autant plus, que dans cette multitude effroyable de Negres
qui ont péri par le poiſon, on remarque qu’ils n’en ont pas perdu un
ſeul. Eux & leurs Negres ſont ſeuls en ſûreté. La conſéquence n’eſt
pas difficile à tirer.
Nous ſommes ici, Monſieur, dans une conſternation générale,
perpétuellement entre la vie & la mort. Le récit de notre situation
vous fera horreur. Au mois de janvier dernier on a arrêté au quartier de
Limbé, qui eſt à cinq lieues d’ici, François Macandal, Negre, eſclave
de M. le Tellier, habitant de cette Colonie, qui étoit marron (fugitif)
depuis dix-huit ans. Le jour il ſe retiroit dans les montagnes, & la
nuit il venoit dans les habitations voiſines, où il avoit
correſpondances avec les Negres. Ils compoſoient enſemble différens
poiſons, que ceux-ci
vendoient à leur camarades. On lui a fait ſon procès. Il a été condamné
à faire amande honorable devant la principale porte de cette Égliſe,
& à être brûlé vif ; préalablement appliqué à la queſtion ordinaire
& extraordinaire. La ſentence a été confirmée par le Conſeil
ſupérieur du Cap. Ce ſcélérat a révélé à la queſtion un nombre
prodigieux de ſes complices, qui ſont Negres eſclaves, appartenant à
différens Maîtres, que l’on a arrêté. Le nombre de ceux qu’il a fait
mourir pendant les dix-huit ans de ſon marronage eſt innombrable. Enfin
il a été exécuté le vingt janvier, à cinq heures après-midi.
On l’avoit attaché, avec des chaînes de fer, à un poteau qui étoit
planté au milieu du bûcher. Auſſi-tôt qu’il a ſenti le feu, il a fait
des hurlemens effroyables ; mais il a fait des efforts ſi prodigieux
& si ſupérieurs aux forces de l’homme, que le collier & la
chaîne ſe ſont détachés du poteau ; en ſorte qu’il s’est ſauvé du feu le
corps en partie brûlé. La Maréchauſſée & les habitans ont eue la
prudence de faire auſſi-tôt retirer les Negres qui environnoient la
place. Tous ces malheureux, en ſe retirant, crioient à haute voix que
François Macandal étoit ſorcier & incombuſtible ; qu’il avoit eu
raiſon de leur dire que perſonne n’étoit capable de l’arrêter, &
qu’auſſi-tôt qu’on mettroit la main ſur lui, il ſe changeroit
en Maringuoin. Le boureau lui-même ne pouvoit croire ce qu’il voyoit.
Il ſe jetta cependant ſur le criminel ; on lui lia les pieds & les
mains & on le rejetta dans le braſier. Tous les habitants firent
revenir leurs Negres, qui, en le voyant brûler, ſentirent le faux de ce
qu’il leur avoit fait croire. Depuis cette exécution, on en brûle quatre
ou cinq tous les mois : il y a déjà eu vingt-quatre Negres ou Negreſſes
eſclaves, & trois Negres libres, qui ont ſubi le même ſort. Mais à
meſure qu’on les met à la queſtion, la Maréchauſſée en arrête neuf à dix
autres qu’ils déclarent être leur complices. Ainſi le nombre des
priſonniers augmente à meſure qu’on exécute un criminel. Jugez quand
finira cette terrible affaire ; il y a actuellement 140 accuſés en
prison.Des Negres qui ont été exécutés, les uns ont déclaré avoir fait périr
par le poiſon 30 & 40 blancs, même leurs Maîtres, leurs femmes
& leurs enfans ; d’autres 200 & 300 Negres appartenans à
différens maîtres.
Il y a des habitans qui avoient ſur leur habitation 50 & 60
Negres travaillant à la place. En moins de 15 jours il ne leur en
reſtoit que quatre ou cinq, & quelquefois pas un. J’en connois
beaucoup qui ont eu ce malheur. On ne ſavoit à quoi attribuer cette
mortalité, & on ne pouvoit leur donner de ſecours convenables, parce
qu’on ne ſoupçonnoit pas le poiſon. Pluſieurs ont avoué qu’ils avoient empoiſonné des Negres à qui ils
avoient offert du poiſon ; mais qui leur paroiſſoient être trop
affectionnés à leur Maître & qui auroient pu les découvrir.
François Macandal a découvert trois eſpèces de poiſons, dont il y en a
de ſi dangereux & de ſi violens, que des chiens à qui les Médecins
& Chirurgiens en ont fait prendre, ont crevé ſur le champ. Il y en a
d’autres dont l’effet eſt plus lent, qui font languir cinq ou ſix mois,
mais dont il faut toujours néceſſairement périr.
Nous ſommes effrayés de voir que preſque tous les coupables, ſont
ceux qui travaillent à la grande caze, & en qui l’on a le plus
confiance, le cocher, le cuiſinier, & les autres domeſtiques dont
nous nous ſervons.Ils prenoient préciſément le temps où leurs Maîtres avoient 15 ou 20
Blancs à table & donnoient des feſtins. Ils mettoient le poiſon dans
le thé, dans la soupe ou d’autres mets ; ſans s’embarraſſer de faire
périr des habitants à qui ils n’en vouloient pas, pourvû que ceux à qui
ils en vouloient périſſent.Nous tremblons d’aller les uns chez les autres, & nous ne ſavons à
qui nous fier, étant impoſſible de ſe paſſer du ſervice de ces
miſérables.On a obtenu de quelques-uns la composition d’un remede, qui eſt un ſûr contre-poiſon, & c’est un très grand bien.
Ce qui nous allarme davantage, eſt de voir combien peu ces malheureux
ſont touchés du ſort de ceux que l’on exécute, & combien peu leur
ſupplice fait d’impreſſion ſur eux. En voici un exemple : entre les
Negres exécutés, il s’en eſt trouvé du Limbé ; le maître à qui ils
appartenoient a obtenu du Juge que l’exécution se fit ſur le lieu pour
contenir les autres. Trois jours après l’exécution, M. de Gondy,
commandant comme Officier la garde que les Bourgeois, au nombre de
quinze Blancs, montent audit lieu, trois Negres de M. de Gondy
trouverent le ſecret de les empoiſonner tous. Comme les vomiſſements ſe
déclaroient, on recourut promptement au contre-poiſon & on les a
ſauvés ; ces trois Negres ont été arrêtés & ſuppliciés.
Il faut maintenant vous dire comment la Providence eſt venue au
ſecours de la Colonie, qui étoit menacée d’une deſtruction totale.Au mois de décembre dernier le Conſeil étoit aſſemblé pour juger le
procès de ſix ou ſept Negres qui étoient arrêtés comme empoiſonneurs. On
en condamna quatre au feu, & de ce nombre étoit une jeune Negreſſe
qui appartenoit à un habitant de la Souffriere, nommé M. Vatelle : on la
réſerva pour être exécutée la derniere. Comme
on alloit l’appliquer à la queſtion, & qu’on approchoit les mêches,
elle dit qu’elle ne vouloit pas ſouffrir deux fois le feu, &
qu’elle alloit tout dire. On ne ſauroit trop louer la prudence de M.
Courtin, Sénéchal au Cap. Il a paſſé deux jours & deux nuits avec le
Procureur du Roi & le Greffier, à recevoir les déclarations qu’elle
a faites. Elle a nommé 50 tant Negres que Negreſſes comme complices,
qui ont été pris tant dans la ville du Cap qu’à la pleine. Elle a donné
les moyens d’arrêter François Macandal qui étoit leur chef ; elle a
avoué qu’elle avoit empoiſonné trois enfans de ſon maître, qui les lui
avoit donné à allaiter, & quantité de ſes Nègres. Elle a déclaré que
le Pere Jésuite, qui
étoit venu quelque temps auparavant la confeſſer en priſon, lui avoit
défendu, ſous peine de damnation éternelle, de révéler ſes complices,
& de ſouffrir plutôt tous les tourmens qu’on pourroit lui faire
endurer ; mais que comme les Blancs ne lui avoient fait aucun mal, elle
vouloit bien contribuer à leur ſûreté.
M.rs du Conſeil touchés des aveux de cette petite
Negresse, ont ſuſpendu ſon exécution. Elle eſt toujours dans la géole,
les fers aux pieds : mais malgré ſes crimes, elle montre tant de
ſincérité, donne des avis ſi juſtes, qu’on lui doit le ſalut de la
Colonie, & qu’on penſe que la peine ſera commuée en priſon
perpétuelle.
M. le Gouverneur averti de la conduite du P. Jésuite, lui a
fait interdire l’entrée des priſons. On l’a également interdit à tous
les autres Révérends Peres (Jésuites), & on veille de fort près ſur
cet article. Mais la Colonie murmure de ce qu’on les en quitte pour
cela : car on ne dit pas tout.
Voilà, M., l’état de notre Colonie. Les empoiſonneurs au reſte
demeurent beaucoup plus dans la plaine que dans la ville ; parce que
François Macandal n’y eſt venu que trois fois, au lieu qu’il paſſoit
toutes les nuits dans les habitations de la plaine. Mais un des
malheureux qu’il a inſtruits peut en inſtruire cent, & vous ne voyez
que trop le progrès que ce mal a fait.Notez que tous ces coupables ſont des Negres de prix, & de 4 à 5
000 liv. on ne les épargne pas pour cela. Mais leurs Maîtres ſont
d’autant plus malheureux, que le Roi ne leur accorde que 600 liv. par
tête de Negre ſupplicié.
Nota. Par une autre Lettre écrite du même lieu, le 8 novembre
1758, on apprend « que les Negres cherchent à ſe rendre maîtres du pays,
en faiſant périr tous les Blancs ; qu’on a brûlé les principaux Chefs
de ces ſéditieux, & que huit ont été arrêtés depuis peu à la ſource
qui fournit l’eau aux cazernes ; leur deſſein étoit d’introduire du
poiſon dans le canal qui conduit l’eau à la fontaine, & par-là,
faire périr les Troupes qui ſeules les retiennent, & les empêchent
de faire périr tous les Blancs. »
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